Note : maints sujets abordés brièvement dans cet article seront traités plus en détails dans les blogs, vlogs et cours à venir.
Aujourd'hui encore, la vision la plus répandue en ce qui concerne la nutrition des plantes est d’apporter de l'extérieur tout ce dont la plante a besoin pour se nourrir - le but étant de calculer un bilan nutritionnel pour la culture en prenant compte des besoins des plantes moins leur restitution au sol en paille, racines, feuilles et d’adapter l’apport de fertilisants de la ferme ou importés afin de compléter le bilan. Force est de constater à ce propos le manque d’évolution de la méthode de calcul du Suisse Bilan - méthode qui permet de vérifier si les apports autorisés de phosphore et d’azote sont en lien avec les besoins des plantes et le potentiel de l’exploitation.
Or, nous savons tous que la nutrition des plantes est bien plus complexe que ce qui vient d'être cité ci-dessus. Au lieu de focaliser notre regard uniquement sur la plante, il nous faut aussi observer attentivement le milieu dans lequel elle évolue: le sol. En ignorant son réseau trophique et ses différentes fonctions, comme celle de la nutrition des plantes, le sol a longtemps été simplement considéré comme un support de culture .
Réveiller les fonctions nutritives du sol
A en croire les observations scientifiques, les sols de nos régions ne sont heureusement pas morts, mais leurs fonctions sont ralenties. J’en ai moi-même fait l’expérience en arrêtant toute fumure minérale lors de mon passage à l’agriculture bio il y a 10 ans, puisque les rendements ont chuté de 50%.
Imaginez-vous un instant que votre corps soit nourri par l’intermédiaire d’une solution nutritive injectée directement dans le sang. Ceci aura comme conséquence un ralentissement, voire l’arrêt de votre système digestif. A un moment donné, du jour au lendemain, vous débranchez votre perfusion et avalez un steak. Seriez-vous capable de courir un marathon ? Bien sûr que non ; vos capacités digestives peuvent certes redémarrer, mais il faudra du temps !
De mon point de vue, il en est de même pour les fonctions nutritives du sol. Si nous occultons le fait que le sol représente un système digestif qu’il faut optimiser et entretenir et que nous continuons à nourrir directement la plante, le système naturel de nutrition des plantes via le sol restera au ralenti et nous continuerons de dépendre d’apports de fertilisants importés.
De plus, il est important de souligner que toute activité biologique d’un sol en bonne santé a un effet structurant. L’apport de fertilisant accentue donc également notre dépendance à l’énergie nécessaire au travail du sol, puisqu’un sol pas ou peu structuré nécessite plus de travail de préparation du sol.
Vous l’aurez compris : mon but est de réveiller les fonctions nutritives du sol, même si cela prend du temps. A mon avis, nous ne pourrons rester bien longtemps dépendants des apports extérieurs d’éléments fertilisants organiques ou minéraux. Ainsi, il est impératif d’apprendre à cultiver la terre non pas comme une ressource ou un support, mais comme un écosystème dynamique avec un grand potentiel de production de nourriture, et ceci sans grands renforts d’intrants.
La terre comme écosystème dynamique : un sol bien structuré où foisonne la vie (photo : Stéphane Deytard)
Avec ou sans bétail ?
Le bétail a un avantage considérable dans les régions où il est difficile d’y cultiver des grandes cultures. Il met en valeur les herbages, produit du lait, de la viande et son fumier – pour autant qu’il soit préparé de façon optimale – est un excellent fertilisant. Il est évident que le modèle agricole polyculture-élevage fonctionne bien, aussi en bio, est quasi autonome en intrants et préserve en général une bonne qualité de sol.
Mais personnellement, je pense que chaque région devrait avoir son propre modèle d’agriculture, voire même chaque paysan. Serait-il judicieux de mettre en place un système polyculture-élevage dans la plaine de l’Orbe par exemple ? Qu’allons-nous faire des excédents de lait et de viande ? Sans compter l’augmentation des surfaces herbagères au détriment des grandes cultures. A mon avis, il y a assez d’herbe sur les montagnes, en Gruyère et sur les pentes raides impossibles à cultiver.
Il est vrai par contre que les modèles agricoles de grandes cultures consomment passablement plus d’engrais organiques et minéraux, car ils ne disposent pas d’engrais de ferme (et si l’on souhaite développer l’agriculture biologique, j’ai bien peur qu’il manque d’engrais organiques sur le marché - pellets, fumiers, digestats - et que se développent de véritables usines d’engrais bio). Il est donc grand temps de mettre en place un modèle agricole préservant le sol, peut-être même l’améliorant avec un minimum d’intrants et sans obligation d’y inclure du bétail. Pour ce faire, nous devons apprendre à travailler avec la biologie du sol.
L’agriculture régénérative offre une autre vision du monde agricole afin de construire des systèmes résilients quel que soit les conditions pédoclimatiques avec ou sans bétail. Avant de pouvoir déterminer le plan de fumure de la ferme, plusieurs choses sont donc à considérer.
Aller plus loin que la nutrition NPK
En agriculture régénérative, il est conseillé de commencer par mesurer et observer la qualité de nos sols. L’analyse de sol Kinsey ou Albrecht est la plus appropriée car elle mesure la CEC (capacité d’échange cationique) et sa saturation en bases mais aussi les anions (azote, phosphore), les cations (calcium, magnésium, potassium, sodium) et les oligo-éléments (bore, fer, manganèse, cuivre zinc).
L’analyse de sol Albrecht : cliquer ici pour accéder au fichier complet
Nous pouvons grâce à cette analyse identifier de potentiels excès ou manques et ainsi mettre en œuvre une éventuelle correction à l’aide du diagramme de Mulder.
En guise d’exemple, comme vous pouvez le voir sur mes analyses, j’ai bien souvent un excès de calcium (saturation des bases CEC) et aussi quelques fois un manque en magnésium. Le soufre aide à libérer le calcium fixé sur le complexe argilo-humique en formant du gypse (CaSO4). Celui-ci est libre dans le sol, n’influence plus le pH et n’est pas lessivable. J’utilise du soufre élémentaire à raison de 20 kg/ha/an et ou de la Kisérite (sulfate de magnésium) au cas où il maque aussi de magnésium. Nous pouvons aussi observer une carence en bore et zinc. J’ajoute le bore dans la cuve de la pompe à traiter lors d’application de thé de compost, mais le sulfate de zinc est appliqué seul en foliaire.
Couverture du sol
L’importance de la couverture du sol est souvent sous-estimée. Un des principes de l’agriculture régénérative est « toujours vert et tout le temps », car un sol couvert de plantes vertes se charge d’énergie grâce à la photosynthèse; il y a production de biomasse et nutrition des organismes du sol, donc stockage de nutriments. A l’inverse, un sol sans plantes vivantes consomme de la matière organique par la respiration des organismes du sol, pire encore si le sol est nu et que sa température augmente. Il suffit de regarder la forêt : elle ne perd pas ses feuilles au mois de juillet comme nos céréales et de ce fait profite d’une production de biomasse sans interruption durant l’été. L’optimisation des couvertures du sol par des sous-semis et des engrais verts hivernants est un levier important pour l’économie d’intrants.
Travail du sol
« Travailler le sol aussi superficiellement que possible, mais aussi profondément que nécessaire », telle est ma devise. Pour favoriser la mise en place d’un réseau trophique dynamique et performant, nous avons besoins d’un sol structuré et aéré, avec un rapport équilibré entre la biomasse des champignons et celle des bactéries. Le travail du sol casse les hyphes des champignons et déstructure le sol – même si, à première vue, nous y voyons un effet positif (stimulant la minéralisation et favorisant la croissance des plantes). Malheureusement, ce n’est qu’un effet à court terme. Si toutefois le sol a besoin d’être fissuré, il y a des solutions sans brasser le sol que j’aborderai à une autre occasion.
Un travail du sol "aussi superficiel que possible, mais aussi profond que nécessaire" effectué avec la fraise (photo : Stéphane Deytard)
Disponibilité des engrais de ferme
La présence d’animaux sur la ferme permet bien sûr de diminuer l’importation d‘engrais. Toutefois, deux choses sont à considérer. Premièrement, il faut veiller à la qualité des engrais de ferme. Ceux-ci peuvent être fortement améliorés grâce à l’ajout de micro-organismes et de poudre de roche (EM et biolite par exemple). Ce sujet est trop vaste pour l’aborder ici, mais il est tout de même très important, car un engrais de ferme mal entreposé et épandu en trop grande quantité peut nuire fortement aux micro-organismes et donc à la fertilité du sol. De plus, il est intéressant de soulever que l’engrais de ferme est une importation à l’échelle de la parcelle. Nous profitons de la production de biomasse sur les herbages et de l’aliment concentré (tourteaux, céréales) consommé par l’animal pour fertiliser des grandes cultures. Est-ce qu’un sol recouvert d’herbages peut-il supporter une exportation permanente de matière organique ou a-t-il lui aussi besoin de fumure ?
Optimiser la photosynthèse
La production de biomasse et la quantité d’exsudats racinaires nourrissant la biologie du sol dépendent du potentiel de la photosynthèse. Comme cité plus haut, la plante à bien entendu besoin de macros-éléments comme l’azote, le phosphore et le potassium, mais il ne faut pas négliger également les oligo-éléments comme le bore, le zinc, le manganèse. Ces oligo-éléments sont des catalyseurs essentiels au métabolisme de la plante et c’est une des raisons pour laquelle l’analyse de sol Albrecht ou Kinsey est intéressante. L’analyse de sève est aussi un outil utile pour vérifier en direct si la plante ne souffre pas de carences, et cela avant même l’apparition de symptômes.
Pour conclure
Il est important d’apporter à la plante ce qu’elle ne peut pas prélever dans le sol ou ce qui est rare afin de lui éviter des carences et optimiser sa photosynthèse. Cependant, nourrir la plante excessivement va bien sûr augmenter son rendement et sa biomasse, mais en même temps cela va la rendre «flemmarde». Pourquoi une plante créerait-elle des associations avec des champignons (mycorhizes) et explorerait-elle un grand volume de terre si elle reçoit en surface tout ce dont elle a besoin ?
Au final, il n’y a pas de recette toute faite, à nous agriculteurs d’imaginer un plan de fumure selon nos objectifs.
Comments